Pachamama (4)

Publié le par hen

Nauta, un an auparavant. Séparé depuis deux jours de ses compagnons de route, Fernando progresse péniblement au cœur du marché central. Il se faufile entre les stands et les passants, la tête baissée pour passer sous les bâches. L’atmosphère est suffocante. La chaleur poisseuse, commune à toute la jungle, est intensifiée par l’effet de serre des bâches. Le peu d’air disponible, imprégné d’odeurs de poisson, de corne brûlée, de volière… Pas de quoi mettre en appétit, mais il est décidé à se forcer à manger un bout. Il a déjà perdu tellement de poids, il se sent trop faible pour continuer à l’ignorer. D’ailleurs, il a décidé d’aller consulter un homme de connaissance l’après-midi même. Une adresse dans sa poche, un ermite dont on dit beaucoup de bien. Dans le labyrinthe des cantines du marché, il s’assoit comme un habitué sur le premier tabouret de libre, sans prendre le temps de consulter le menu. Avalant mécaniquement sa soupe au riz, il jette un œil à l’adresse gribouillée sur son paquet de Hamilton : Juan Salas Mesa, Rio Yarapa, caserio Nuevo Loreto. C’est à au moins deux heures de peke-peke[1].

Sur la berge de l’Amazone, il y a déjà pas mal de monde qui attend pour embarquer. Et surtout beaucoup de marchandises : des gros sacs de vêtements, des ananas, des régimes de bananes de toutes tailles, des yuccas et même quelques poules… Tout le monde est mis à contribution pour charger le bateau : les enfants dockers et les usagers se passent les fruits et les sacs à la chaîne. Le moteur de l‘embarcation entame sa quinte de toux caractéristique, Fernando tente de se faire une petite place parmi les ananas qui lui piquent les fesses. Les visages sont fatigués après la journée de marché. Les corps entassés à l’avant et à l’arrière du bateau, pêle-mêle avec les marchandises. Le centre de la barque est le territoire réservé de deux jeunes touristes. Ils sont confortablement étendus dans des hamacs fixés aux chevrons du toit. Leurs appareils photo futuristes mitraillent le paysage, les nuages, les dauphins roses, les fruits et les passagers, Fernando compris. Le bateau zigzague lentement entre les courants pour remonter le fleuve. Sur demande, des villageois embarquent ou débarquent. Après une demi-heure de trajet, le guide des étrangers réclame une pause de 5 minutes au prochain village. Au ton sans appel, le conducteur du bateau suppose que c’est sérieux et obéit sans un mot. Arrivé au « port », quelques rondins entrecroisés, la barque s’amarre. Quinze minutes plus tard, le guide et son assistant reviennent tranquillement du village. Très vite, le conducteur constate dans un froncement de sourcil que leur besoin pressant, c’était l’alcool. Une bouteille de Coca Cola de 50 cl pleine d’Aguardiente[2]. Les deux guides s’enivreront le reste du trajet, s’amusant à forcer un peu la main aux deux gringos.

Tu es arrivé mon frère ! Fernando est réveillé en sursaut par le conducteur. Un peu paniqué, il jette son sac sur le dos et saute sur la plateforme flottante. Dans la précipitation, son pied droit glisse entre deux rondins, il se rattrape lourdement, ce qui a pour effet de faire couler un autre rondin. Au terme d’une danse épileptique, Fernando a évité le pire, il n’est trempé que jusqu’à la ceinture.

Cet épisode fait bien rire Juan ! Le médecin-botaniste-guérisseur a conservé toute son espièglerie de gamin malgré ses 57 ans. Il installe Fernando dans un hamac, puis disparaît dans son jardin luxuriant. Quand il revient, ses bras sont chargés de racines et de plantes de toutes les couleurs. Il les écrase, pèle, malaxe, et cuisine toute l’après-midi. L’odeur émanant du feu est de plus en plus écoeurante. La nuit tombée, les bougies allumées, Juan apporte une décoction noire encore fumante dans une vieille bouteille plastique. Pas de mots pour décrire l’expérience de Fernando. Il passe du rire aux larmes, pousse des cris inhumains, se sent mourir, vomit ses entrailles, dévoré de l’intérieur par le serpent de l’ayahuasca.  

  Animation de Antonio Soho Cahuas, PUCP.

A son réveil le matin suivant, il a le sentiment d’être un nouveau-né, comme s’il prenait contact avec la réalité pour la première fois. Mécaniquement, il se lève, remercie son soigneur et repart pour la ville. Il ne sait pas pourquoi, mais il doit appeler sa famille. Son frère répond, Fernando parle sans savoir ce qu’il dit, le serpent est encore aux manettes de son esprit. Venez me chercher, je souffre d’un début de tuberculose.

Son premier réflexe est de se rattraper et se corriger, mais il sent que c’est réel. Le serpent le lui a enseigné.



[1] Barque équipée d’un moteur de tondeuse au bruit éponyme. Principal transport en commun d’Amazonie.

[2] Le « whiskey de la selva » : alcool de canne à quatre soles le litre.    

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Publié dans Psyché

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G
et Jeannot il a vu le serpent aussi ? Il lui a dit quoi ?
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